Chapitre 4

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Depuis ses appartements, Miel observa la marée de halos remontant de toutes les directions vers le Sanctuaire. La vue était magique, exaltante. Il semblait que les millions de petits points lumineux, chacun un éloha, allaient submerger l’édifice.

— La fête de ce soir s’annonce exceptionnelle, commenta l’ange Psana.

— Ce ne sera rien en comparaison des célébrations de l’époque, rétorqua Miel. 

Le regard de l’ange glissa sur la vallée en contrebas, sur les monolithes noirs qui la parsemaient. Ces monuments étaient autrefois des temples autour desquels la population célébrait AZ. Miel se souvint des fêtes du Nouvel An d’alors, des grandes rondes des azohim couronnées de fleurs autour des monolithes. Miel se souvint de sa mère, de son sourire. El se souvint des motifs qu’el faisait apparaitre sur la surface des monolithes, enchantant les enfants. 

Tout avait cessé le jour de l’arrivée de la Reine azélite, venue de la Couronne au sommet de la Création, en réfugiée. Elle s’était enfermée dans ces monolithes avec les azohim pour échapper à la rafle. Les éléites les avaient tout de même rattrapées. De temples, les monolithes étaient devenus des tombes scellées à jamais. Puis les éléites étaient repartis, laissant Wolsi veuf, Miel orphelin de sa mère. En dernier hommage, les azélites avaient laissé Sicad enveloppée de ténèbres. Un répit de quelques millénaires, brisé par l’arrivée de Pomiel. 

— Je peux “récupérer” votre mère, si vous parvenez à faire ouvrir ces monolithes, avait promis Burrhus peu après son arrivée sur Sicad, il y a quelques siècles. 

Le séraphin était un azélite en infiltration, venu de la Couronne de Kether. Miel avait été estomaqué de découvrir qu’il en existait encore. Ce gros évêque n’avait pas froid aux yeux, mais ses motivations étaient troubles. 

— Qu’avez-vous à faire dans ces monolithes ? avait demandé Miel. Vous n’êtes pas ici pour tenter de ressusciter quelques défuntes, si ?

— Nos ennemis étaient ignorants. Els ont laissé derrière els bien des choses.

— Que souhaitez-vous récupérer ?

— Un noyau. Je vous propose, contre votre aide, votre mère et cette planète. 

Une offre alléchante, une voie pour la vengeance, enfin, la justice, mais comment diable parvenir à une telle chose ? Et puis, les monolithes étaient scellés. Les éléites s’assuraient que jamais les secrets de leurs atrocités n’en sortent. 

— Les éléites vont envoyer leur propre agent ici pour garder leurs secrets. Un Interracs. Et moi, je ramènerait mes propres alliés en temps voulu. 

— Qui donc ?

— Morpheus, Nukvah et Tsekali. Vous comprenez ce que cela implique ?

Un sacrifice. Miel avait alors sourit. Les étoiles s’étaient alignées. 

Pour mener ce plan à bien, il faudrait préparer les psychés des gardiens de Sicad à cela. Qui mieux qu’un ange des sables pour apaiser les esprits ? Cela ne serait pas facile, mais au travers de communications subliminales, Miel pourrait faire tourner l’opinion en sa faveur. Pour ce faire, el avait employé l’aide de l’ange Psana des Piosni, les anges des sables responsables des croyances des créatures. Comme Galia, el avait été là avant l’arrivée de Pomiel et servit Miel lorsqu’el était prince-régent. 

— Un sermon quotidien serait idéal pour transporter des signaux, avait proposé Psana en observant Burrhus. Mais il s’agit de définir la nature de ces signaux. 

Miel ne pouvait pas communiquer la véritable nature de son opposition à Pomel, même de manière subliminale. Eléites, azélites, ces mots n’avaient aucun sens pour les élohim du Far Tikkun. La véritable nature de la Seconde Brisure était un secret gardé parmi ses vétérans, qui ne composaient qu’une toute petite portion de la population élohienne, nichée parmi les élites. Le Grand Architecte gardait ces derniers au secret. Par son décret, la Seconde Brisure n’avait été qu’une invasion démoniaque cataclysmique, qui avait détruit les Cieux, rien d’autre. Il fallait oublier la guerre civile et ses atrocités “nécessaires”. Car les élohim devaient rester unis pour accomplir le Grand Dessein. Ainsi, les gagnants avaient réécrit l’histoire.

À mon tour d’écrire la mienne, avait décidé Miel. 

— Quel message devons-nous faire passer exactement ? avait demandé Psana. Que doivent croire les élohim ?

— Que tout ira bien, avait souri Miel. Les élohim ne devront pas paniquer si jamais une horde nous approche. Tu sais comment les choses sont en ce moment avec les hordes titanesques. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’une nouvelle ne surgisse de l’Abysse. Dans ces moments, Burrhus et moi seront les étoiles qui guideront les gardiens de face à un Pomiel dépassé. Mais pour cela, tu dois nous dire comment faire pour qu’els placent leur foi en nous plutôt qu’en el. 

Peu de temps après cette conversation, Burrhus avait lancé son talk-show pour donner des conseils spirituels et pratiques aux élohim, souvent épaulé par Miel. Face à la présence des deux command’ailes, Pomiel, qui ne se montrait qu’aux serments du soir et du matin, faisait pâle figure. Mais toutes ces décennies de travail aboutissaient à ce soir et cette nuit sans étoiles. 

— Miel, soupira Psana après un silence gêné. Que va-t-il se passer ce soir ? 

— La fête, répondit Miel, nonchalamment. 

— Des rumeurs courent, avertit Psana. Sur la fête “obligatoire”, le black-out et sur la présence d’êtres qui n’ont rien à faire ici. Galia m’a envoyé un message étrange tout à l’heure. Et durant leurs prières, mes anges ont détecté la trace de Morpheus, le seigneur des rêves, dans le réseau. Que fait un demi-dieu ici Miel ? Un perpétu’aile ? Il ne se passe jamais rien de bon autour d’un perpétu’aile !

Miel soupira.

— Je t’avais dit que viendrait un jour où les choses se compliqueraient, rapella-t-el. Et que ce jour-là, les gardiens de Sicad auraient besoin de ma présence, et de celle de Burrhus. Vas-tu perdre foi en moi maintenant que la nuit sans étoile arrive ?

C’est alors que Burrhus entra dans l’appartement de Miel.

— Que se passe-t-il ? râla le gros séraphin. Encore un qui a des scrupules ?

Psana se raidit. Miel capta alors son regard. Son halo grandit, rejoignant celui de l’ange des Psioni. Le regard de ce dernier s’effaça. El s’effondra. Burrhus le rattrapa et l’allongea sur un sofa. 

— Encore un que je suis obligé de soumettre, soupira Miel. N’ont el pas foi en moi ? Tout ce travail pour quoi ?

— Peu importe, avait grommela Burrhus. La clé, c’est l’Interracs.

 

 



Nakirée arriva au Sanctuaire à tire-d’aile, deux heures après les chérubins venant d'Opposée. El se posa sur une grande terrasse de marbre blanc et immédiatement, quatre puissances s’approchèrent d'el. Els étaient immenses, toutes en armure de bronze.

— Veuillez nous suivre, ordonnèrent-els.

— Je dois aller voir mon fils, dit Nakirée.

— Non. Vous devez nous suivre.

Les autres chérubins échangèrent des regards confus alors que l’archéo-tech s’éloignait en se mordant la langue. Les puissances décollèrent autour de Nakirée, qui n’eut pas d’autre choix que de les suivre. Els s’élevèrent dans un immense puits de lumière, où tous les élohim du Sanctuaire circulaient. La plupart d’entre eux étaient en habits de fête, tissés de lumières scintillantes. Els volaient en formation et chantaient, entrainant avec eux des sortes de chars bardés d’œuvres hautes en couleur. Ainsi, la fête prenait un peu la tournure d’un carnaval, qui ne serait qu’une petite partie des célébrations. Tous descendaient vers l’arène qui se trouvait tout en bas du puits. Un brouhaha incommensurable résonnait, masqué sous une brume de lumière. Le puits était si lumineux que même les élohim, êtres de lumière, s'en trouvaient aveuglés. 

À contre-courant, les puissances emmenèrent Nakirée au sommet du Sanctuaire, relativement plus clame. Un vent glacé y circulait. Nakirée sourit presque sous la caresse de cette brise, qui réveilla son corps et calma son esprit. La neige s’invita dans le puits, s’accumulant sur les plateformes qui donnaient accès aux différents étages. Les murs devinrent bleu-glacier, un peu translucides et luisants. Finalement, les puissances se posèrent sur une des dernières plateformes avant le sommet. Els conduisirent Nakirée devant une double porte en argent massif, qui s’ouvrit pour laisser entrer la petite troupe dans un immense hall, creusé dans une améthyste, massive elle aussi.  

— Vous pouvez me laisser là. Je connais le chemin, dit Nakirée en réprimant son agacement. 

Le chérubin avança. Les murs et le sol du hall d’améthyste étaient lisses, si bien qu’els offraient des reflets fins mais parfaits de la réalité. Le plafond était peint de scènes anciennes, racontant les mythes et légendes des royaumes de Tikkun, voire de Tohou, les histoires des primordieux et de leurs enfants, les grands anciens. Une douce musique résonna dans le hall. Nakirée sentit une senteur sucrée, acidulée, de baies et de fruits rouges. Avant même qu’el ne s’en rende compte, les puissances disparurent, le laissant seul. 

— Miel ?

Au fond du hall, en hauteur, se tenait un trône, lui aussi sculpté dans l'améthyste. Nakirée s’en approcha. Des picotements parcoururent ses ailes, ses bras, ses mains. Les battements de ses cœurs accélérèrent encore. Puis soudain, tout cessa.

Miel apparut. Son sourire illumina l’univers.

De son regard rose et pétillant, el envouta Nakirée tout entier avant de se jeter dans ses bras. Le chérubin sentit son parfum de rose et de baies. Sous ses lèvres, il gouta la douceur de ses longs cheveux roses. L’ange était toujours aussi beau et fin, enveloppé de la même robe mauve qu’el avait mis ce matin. Son halo mauve pulsait doucement. De sa voix éthérée el souffla : 

— Oh tu m’as tellement manqué…

— Je ne suis parti qu’une…qu’une journée…

Une vague de soulagement noya Nakirée. Son corps devint cotonneux, tout comme son esprit, soulagé de toute inquiétude. El ne vit rien, n’entendit rien. Seul Miel existait à présent. El observa son visage de lutin malicieux, d’une beauté si atypique, mais si grande. Puis el le noya sous les baisers. En quelques battements d’ailes, Miel conduisit son amant dans ses appartements, puis dans la chambre conjugale. Le chérubin prit le même air béat que lors de la première fois qu’el y était entré. 

Ce jour-là, Nakirée avait eu rendez-vous dans le palais de Miel comme toutes les semaines, pour lui partager son savoir d’archéo-technicien. Grâce à son étude approfondie, el avait redécouvert bien des choses sur les technologies des anges, nichées dans leurs boules de cristal. Tous les élohim possédaient ces petits appareils. Mais les anges eux, s’en servaient pour veiller sur les âmes qu’els gardaient. Ces boules étaient donc leur outil de travail. Elles avaient été forgées ici, sur Sicad, à partir des minéraux de la planète, il y a des millénaires. Nakirée les avait étudiés et mis à jour leur fonctionnement profond. En les partageant au chef des anges, el espérait les aider à optimiser leur travail. 

Sauf que Miel n’avait rien à apprendre. 

El avait pourtant écouté sagement Nakirée, deux heures par semaine pendant un mois. Puis quatre heures par semaine, pendant un mois encore. S’étaient enchaînés des déjeuners, brunch, balades en tête-à-tête. Le jeune chérubin avait adoré passer tout ce temps avec un si bel ange, captivé par ses yeux pétillants, son demi-sourire malicieux. L’enseignement de Nakirée n'occupa que les premières heures de leur rencontre. Très vite, els parlèrent d'eux-mêmes. Nakirée lui avait tout révélé de sa formation chez les Interracs, si fermés, voire souvent sectaires, mais si intrépides dans leur quête du savoir. Mais le récit du jeune archéo-tech avait été bien simplet comparé à ce que Miel avait à raconter.

L'ange lui avait fait part de toute l'histoire de Sicad, depuis l'arrivée des élohim ici, il y a dix mille ans. Les anges avaient été émerveillés de découvrir des microorganismes dans l'océan, de minuscules fragments de l'âme d'EL nageant dans les eaux primordiales. Els avaient alors entrepris les premiers travaux pour développer la vie sur la planète. Cela avait été difficile car à l'époque, les élohim n'avaient aucune expérience en la matière. Le Grand Dessein : la reconstruction d'EL, avait commencé quelques siècles auparavant. 

— Nous avons fait tant d'erreur, avait raconté Miel. De petits changements dans la composition de l'atmosphère ou dans la tectonique des plaques ont par dix fois aboutit à des extinctions de masse. Mais les anges de la nature n'étaient pas plus à blâmer que nous. Certaines manipulations de l'inconscient que nous avons induites dans nos espèces ont décimé la vie tout aussi efficacement. 

— La culture de l'âme d'EL semble être la plus complexe des missions, avait dit Nakirée. Mais vous avez aussi eu des succès n'est-ce pas ?

— Oui ! avait souri Miel. Les muffalos sont ma grande fierté. Els sont si gentils, si éclairés. Mais avant la Seconde Brisure j'avais les aquafins aussi. Ils étaient incroyablement intelligents… 

Le sujet de la Seconde Brisure avait été très difficile à évoquer pour Miel, un des rares anges vétérans de cette terrible guerre. 

— Nous sommes montés nous-mêmes au firmament pour repousser les hordes démoniaques. Wolsi s'est sacrifié pour nous protéger mais… il y en avait tant. Des dizaines et des dizaines de hordes tombaient sur notre pauvre planète. Elles ont tout dévoré, tout. Jusqu'aux océans eux-mêmes. Nous avons préservé quelques bribes de vie dans les souterrains… Le désespoir que nous avons ressenti…

— Mais tu as survécu ! Sicad aussi !

— Nous sommes restés aveugles et sourds des siècles durant par la suite. Nos éclaireurs : les trônes à l'époque, étaient tous morts. Le cosmos était silencieux. Nous ne savions même pas si Eden, ou les autres royaumes s'étaient effondrés. Mais oui, nous avons survécu. Puis Pomiel est arrivé avec la croisade du Primogène, et s'est emparé du trône de Wolsi que j'occupais alors…

— El a prit ton héritage… grâce aux Interracs, avait reconnu Nakirée. Els ont récupéré toutes vos technologies pour les lui donner. Le dévoiement ultime de nos principes.

Le visage de Miel s'était assombri.

— Interracs ou non, Pomiel était destiné à monter sur mon trône. EL seul sait pourquoi, le Grand Architecte l'avait choisi el plutôt que moi pour continuer l'œuvre de conscience ici. Je ne pouvais pas me rebeller… Puis Vélinel est arrivé pour rebâtir nos institutions, notre monarchie sacrée. Et ensuite Burrhus a débarqué de Kether, comme une énorme patate plongeant dans notre petit bol de soupe. 

Nakirée avait éclaté de rire. 

— El a l'esprit plus rigide que les piliers de la Création eux-mêmes, avait ri Miel. Mais el fait chier Pomiel, donc ça m'arrange. 

— Pomiel m'a grondé il y a quelque temps, avait alors confié Nakirée. C'était tellement embarrassant. 

Miel avait penché la tête sur le côté, dans un geste interrogatif.

— El pense que je ne te t'apprends rien et que je devrais cesser de te fréquenter.

— Oh, de me "fréquenter" mmh ? 

Miel avait alors conduit Nakirée dans ses appartements. El avait débarqué ici, dans cette chambre, et observé la station de chargement des boules de cristal de Miel. Nakirée avait alors bien vu qu’el les maîtrisait parfaitement. El en savait plus sur ces appareils antiques, inimitables aujourd’hui, que l’archéo-technicien. 

— Pourquoi m’as-tu écouté toutes ces heures durant si tu savais déjà tous les secrets de tes outils ? s’était étonné Nakirée. Nous aurions pu passer à autre chose plus vite…

Miel avait fait un demi-sourire. Puis un miracle aussi grand qu'inattendu était tombé sur Nakirée La stupéfaction avait laissé place à la béatitude. 

À présent, Miel riait de nouveau en voyant la mine de son favori. El se posa sur un fauteuil, près d’une des baies vitrées qui donnait vue sur la mer de nuages qui coulait entre les sommets des montagnes. Lorsqu’el quitta Nakirée des yeux, une angoisse saisit les cœurs du chérubin. Miel était étrangement silencieux. D’habitude, el l’accueillait toujours en lui posant mille questions. Mais là, rien. Le paysage lui était plus intéressant. Une nouvelle angoisse monta dans la gorge de Nakirée. 

— Miel ?

L’ange reposa son regard sur le chérubin. El sourit encore et enfin, une question, douce question, s’envola de ses lèvres, portée par une voix plus douce encore que le parfum du printemps. 

— Tu as fait bon voyage ?

Nakirée resta un instant silencieux. Voilà la dernière question à laquelle el s’attendait. Bien d’autres sujets devraient brûler la langue d’habitude bien pendue du haut-command'aile des anges. 

— Les étoiles ont disparu, balbutia Nakirée. 

L’expression de Miel changea, son regard soudain plus froid.

— Oh, eh bien, il suffit d’attendre que la horde passe son chemin et elles reviendront. Comme d’habitude. 

“Comme d’habitude”. Miel était si calme non pas par vexation, mais par pur désintérêt. La perspective de Nakirée changea un peu. 

— Tu penses donc qu’il n’y a pas de raison de s’inquiéter ? demanda le chérubin en prenant soin de ne pas montrer son désaccord. 

Miel se leva et enlaça son amant, posant sa tête contre son torse. 

— Ton inquiétude est légitime. C’est la première fois que tu fais face à un black-out aussi complet, je suppose. 

Nakirée acquiesça, mais rétorqua :

— Ce black-out est complet oui et c’est ça qui m'inquiète le plus. D’habitude, les black-out sont cours, intermittents, localisés sur un seul hémisphère. Et puis aucun ophana n’est revenu, c’est très très étrange. 

— Tu connais les ophanim, soupira Miel (toujours dans les bras de Nakirée, el se laissait bercer par el). Ce sont des idiots. Els ont encore prévu de tous rentrer en même temps, pour nous faire une farce absurde. Mais crois-moi, els ne rateront pas la fête. 

Nakirée secoua légèrement la tête, stupéfait.

— Tu es si sûr de toi, dit-el, si libre de toute peur…

— Et oui, s’amusa Miel, ses petits yeux se plissant sous son demi-sourire. C'est pas mon premier rodéo mon cher. Après tout ce que j’ai vécu, je me dis toujours “y’a mille fois pire que ça”. 

— Évidemment, évidemment mon amour…

Miel avait tant vécu. L’histoire de Sicad était la sienne. Son amour pour la planète et pour son peuple élohien était inégalable. El avait vécu toutes les victoires, mais aussi tous les drames qui s'étaient abattus sur son monde. El avait l'habitude, vraiment. Et pourtant, l'indifférence qu'el affichait à présent envers la gravité du présent tracassait Nakirée. 

— “Y’a mille fois pire que ça”, répéta le chérubin. 

C’est ce que tu as dit à tes anges gardiens lorsque tu leur as imposé d’abandonner leurs créatures sous une nuit sans étoiles ?

Les lèvres de Nakirée restèrent scellées alors qu’el sentit une émotion indicible s’étouffer en lui, l’étranglant presque. D’où était venue cette question désobligeante ? Comment son esprit tordu avait-el pu envisager une seconde de sortir une chose pareille ? Dans le regard de Miel, Nakirée perçu une infime perturbation. Avait-el vu son trouble soudain ? Ses méchantes pensées ?

— Pourquoi avez-vous fait venir tout le monde au Sanctuaire ? demanda Nakirée, poussé par son tourment. Préparez-vous une sorte d'évacuation ?

— Oh non ! Non Nakirée, ria Miel. Nous avons juste préféré rassembler tout le monde pour ne laisser personne seul face à la nuit noire. On ne veut pas que le peuple panique. 

— Ordonner un rassemblement si inhabituel n'est pas rassurant, dit Nakirée. 

Miel se leva. El prit un miroir et commença à se maquiller, appliquant de la couleur sur ses paupières par thaumaturgie, usant du bout de ses doigts. 

— Dans ce genre de situation, aucune décision n'est parfaite. Nous avons jugé que le rassemblement était le meilleur choix. EL sait ce que des chorales isolées auraient pu faire, seules, poussées par la peur du noir…

Miel n'avait pas tort, pensa Nakirée. Mais la nonchalance de l'ange persistait.

— Miel, dis-moi que tes décisions sont basées sur des nouvelles rassurantes, une raison factuelle de ne pas craindre les ténèbres ce soir. Nous ne captons rien. Rien !

— C'est faux, dit sèchement Miel. 

— Vous avez capté quelque chose ?!

Miel soupira. 

— Moi et les autres command'ailes rendrons publiques nos informations en temps voulu, dit l'ange, sans cesser de se maquiller. 

— Quelles informations ? fit Nakirée en se levant à son tour. Comment les avez-vous obtenues ?  Pourquoi vous ne les avez pas encore rendues publiques ? C'est ça qui rassurerait tout le monde, moi y comprit. 

— C'est un peu plus compliqué que ça Nakirée. N’as-tu pas confiance en moi ? Crois-tu que je mentirai à mon peuple ?

–“Mon” peuple, ria Nakirée à son tour. 

— Quoi ? gémit Miel. Je suis le chef des anges ! C’est mon peuple ! gloussa-t-el.

Nakirée se sentit emporté par une joie étrange. El éclata de rire. De nouvelles embrassades s’ensuivirent.

— Ne t'en fais pas Nakirée, très bientôt je vais tout t'expliquer, sourit Miel.

— Bientôt ? Pourquoi pas maintenant ?

— Parce que c'est une surprise qui te fera plaisir. Elle viendra pendant la fête. L'heure tourne, l'heure tourne.

Tout pétillant, Miel laissa son amant dans leur lit-œuf et se dirigea vers son dressing, où el allait choisir sa tenue pour la fête. Alors que Miel disparu dans ses placards sans fond, l’extase de Nakirée retomba brutalement. El se sentit déchiré. Une part d'el adorait Miel et lui faisait entièrement confiance. Une autre s'écroulait peu à peu sous le poids d'un terrible pressentiment. Que cachait Miel ? Pourquoi Nakirée ne parvenait pas à faire parler son propre amant ? Si Miel ne disait rien, les autres command'ailes non plus ne voudront rien partager avec l'Interracs.

Frustré, Nakirée regarda par la grande fenêtre qui dominait les monts. La nuit absolue, silencieuse, était bien là. Et malgré cela Miel se montrait si nonchalant. Comment pouvait-el garder ses informations secrètes pour faire une "surprise" ? Comment avait-el capté quoi que ce soit ? Grâce à qui ? El avait vécu certes, mais peut-être trop. El était désensibilisé.

Ou bien, mentait-el ?

Nakirée sentit ses cœurs se durcir. El était des Interracs, de ceux qui ressuscitaient le savoir. Voir des élohim garder leurs secrets le dégoutait plus que tout.

C'est bien hypocrite de ma part, réalisa vite Nakirée.

Dans la vallée, el observa les monolithes noirs. Même sous la nuit sans étoile, ils se voyaient parfaitement, ombres dans l'ombre. La graine, le surgissement du néant, voilà ce qu'avait dit Euthanatos à leur sujet. Et si les manigances de Miel, l'arrivée des ténèbres, était liée aux monuments ? Eux seuls pouvaient justifier les secrets de tous ici. 

Nakirée ne flancha pas. Peu importe ce qu'il se passait, el tiendrait son serment. El maintiendrait les monolithes clos.



Nakirée se rallongea dans le lit-œuf, ferma les yeux et se concentra sur le réseau EL. Ici, au Sanctuaire, pas besoin d’utiliser une boule de cristal pour canaliser la lumière. Le Sanctuaire lui-même était tenu par un squelette de cristal, comme l’avait été le corps d’EL, surnommé l’Adam Kadmon, avant sa destruction lors de la Première Brisure. Ainsi, l’esprit de Nakirée glissa à toute vitesse dans le monde virtuel du Sanctuaire. El croisa les halos de tous les élohim, connectés ou non. Car qu’els le veuillent ou non, chaque élohim était un fragment de lumière, un amas de photons. La lumière ultime d’Ein Sof, partout où elle passait, les unissait. Le halo de Nakirée s’atténua, alors que la majorité de sa conscience entrait dans le réseau. Là, les barrières physiques furent abolies. Nakirée repéra le halo rose de Miel et prit soin de ne pas l’approcher. El se concentra, à la recherche du halo de son fils. La connexion télépathique fut vite établie.

— Papa ? T’es où ? Je t’attends… 

La voix encore juvénile d’Hémoée crépita dans le réseau. Nakirée sourit. 

— Hém ! Pardonne-moi, Miel m’a capturé avant même que je ne sorte de ma voiture… Tu es dans l'arène ?

— Euh… je… je suis en chemin. J’ai eu une idée en fait. Je travaille sur un ascenseur supersonique.

— Quoi ? souffla Nakirée. Un ascenseur supersonique ?

— Oui. Comme nos machines de détection ne fonctionnent plus, je me suis dis que j’irai moi-même en altitude pour essayer de capter les ophanim. 

— Tu comptes piquer une navette pour…

— Non, j’irai à tire-d’aile. 

Nakirée, bien qu’étant hors de son corps dans le réseau EL, parvint à pincer l’arrête de son nez, dans un geste estomaqué. Voilà qu'Hémoée imitait sans même le savoir Kémirée. Mais le jeune chérubin n'avait pas les mêmes capacités que ce dernier. 

— À tire-d’aile… mais par EL Hèm ! Tu n’as jamais volé dans l’espace, c’est tout autre chose que voler dans l'atmosphère crois-moi. Rien que monter tout là-haut te serait difficile.

— Je sais, mais j’ai une idée pour me propulser. C’est simple, je vais ouvrir une des valves au sommet du Sanctuaire qui empêche les âmes de monter au ciel. Avec la pression, BOOM ! Ça va faire un rayon qui va me propulser jusqu’à l’espace ! Puis je tenterai de me connecter à un ophana géostationnaire pour sonder le cosmos.

— Hémoée…

— C’est une bonne idée ! Je le sais ! Plein d’élohim utilisent cette technique tous les jours pour pouvoir monter tout là-haut sans se fatiguer !

Nakirée soupira. Hémoée avait raison. Les anges de Caelis, ceux qui manipulaient l'air et la météo, utilisaient souvent la pression lumineuse du puits pour atteindre rapidement et facilement les hauteurs de l’atmosphère de Sicad. Mais manipuler une valve du puits sans autorisation préalable était évidemment interdit. 

— Et avec quoi comptes-tu capter quoi que ce soit en orbite ? demanda Nakirée, pressé de trouver un argument pour mettre fin aux projets de son fils. 

— Bah… avec tous mes yeux. C’est bien à ça qu’ils servent non ? 

Nakirée soupira de nouveau. Il était vrai qu’EL avait donné le pouvoir de la Clairvoyance aux chérubins. Mais ces derniers l’utilisaient peu, las de surveiller les étoiles des centaines d’années durant. Els avaient créé les ophanim pour cela, bardés de technologies anciennes capables de détecter la moindre onde ou particule. Hémoée, si jeune, ne verrait pas grand-chose. El ne saurait même pas quoi chercher.

— Bon écoute Hémoée, je te félicite pour ta créativité. Mais je dois t’interdire de faire une telle chose. C’est trop dangereux et très franchement, inutile. Si le black-out se poursuit demain, les chérubins enverront des escadrons de reconnaissance sonder le système. 

— Ah, euh ok… 

Nakirée ne répondit pas, s’attendant à ce que de nouveaux arguments sortent de la bouche de son fils, comme c’était le cas d’habitude lorsqu’els avaient ce genre de désaccord. 

— Ok ?

— Urm, urm, oui ok. 

— Tu le fais pas dans mon dos hein ? N’oublie pas que j’ai des yeux dans le dos !

— Bah en fait… Oh et puis tant pis. Papa, je suis déjà sur la passerelle de la valve.

— Quoi ?!

— Je vais le faire. Mais t’en fais pas, je l’ai déjà fait avec mes copains de l’école pour tester plusieurs fois.

— QUOI ?! Non ! Stop ! Ne touche à rien !

Trop tard. Au sommet du Sanctuaire, à l’embouchure du puits de lumière, la valve de cristal souple s’ouvrit de quelques dizaines de centimètres seulement. Mais comme une cocotte minute, un jet surpuissant s’échappa. Hémoée quitta le poste de commande et sauta par-dessus la barrière de la passerelle attenante. El déploya ses ailes, sauta sur le jet et fut brusquement propulsé dans les airs.

— Yahoooooooooooooooooooooooooo !

Nakirée, connecté à l’esprit de son fils, vit soudain tout ce qu’el voyait. Hémoée lui permit au moins cela en partageant sa vue. Prit dans le jet de lumière, le jeune chérubin resta connecté au réseau malgré son ascension fulgurante vers la nuit sans étoiles. Sous lui, Nakirée vit la surface de Sicad s’éloigner à toute vitesse. Sa vue s’étendit et bientôt, el vit la planète toute entière. Elle était couverte de petites flammes qui ronflaient par milliards, sur terre comme dans les océans. C'étaient les âmes de toutes les créatures de Sicad, plus ou moins grandes en fonction de leur niveau de conscience. Végétaux, animaux et d’autres êtres en tout genre, tous cultivés par les anges. Entre la faune et la flore, des processions d’élohim se dirigeaient vers le Sanctuaire. Els formaient des fleuves de lumière. L’esprit de Nakirée sortit d’une torpeur étrange. En voyant cela, el avait cru contempler les étoiles, mais non. Le cosmos se trouvait au-dessus. Mais il était vide. Noir d’encre. Alors les regards de Nakirée retournaient obstinément vers la surface de Sicad.

Arrivé dans les derniers niveaux de l’atmosphère, à la limite du cosmos, Hémoée s’immobilisa et se laissa glisser sur la courbure de l’espace-temps. 

— Hem ? Hem ? appela Nakirée en haletant. 

Le jeune chérubin se mit à rire, grisé par son exploit. El battit des ailes lentement, flottant dans l’espace. 

— Je rigole mais c’est vraiment chelou de voler sous un ciel tout noir… Oh ! J’en vois un ! J’en vois un ! Un ophana !

Hémoée agita vainement ses ailes. Sans atmosphère pour les porter, el ne put aller dans la direction qu’el souhaitait et commença à s’éloigner du rayon de lumière qui l’avait propulsé. Sa connexion au réseau EL commença à faiblir. Nakirée paniqua, mais el étouffa sa peur pour sauver son fils d’une bien mauvaise posture. 

— Tu ne peux pas voler Hémoée. Seul un vol thaumaturgique…

— Mais regarde ! Je vois un ophana !

Un ophana-satellite se trouvait bel et bien à quelques centaines de mètres d’Hémoée. Son apparence était bien différente de celle des autres élohim. Comme la plupart des ophanim, el était constitué de plusieurs cerceaux imbriqués, bardés d’yeux. En son centre, un halo de flammes bleues vivotait. 

— C’est un ophana de haute-altitude, expliqua Nakirée. El est fait pour filmer la surface, pas le cosmos. 

— Il faut que je monte plus haut alors ?

— Non ! Non ! Il faut que tu redescendes maintenant ! 

— Je vais me connecter à lui. Comme ça je verrai ce qu’el a vu.

— El n’a rien vu ! C’est un ophana qui observe la surface de Sicad ! Pas le cosmos !

— Pourquoi ? El a une vision à 360 degrés hein. Donc el a forcément vu des trucs dans l’espace. 

— Hémoée par EL ! Projette ton halo sur le rayon des âmes et redescend ! Vite ! Je vais pas aller te chercher tout là-haut tu m’entends !? Si tu restes bloqué ça sera ton problème !

Hémoée ignora son père et agrippa l’ophana. El projeta son halo sur le sien pour voir le contenu de sa mémoire. 

— Aie ! Aie ! Oh ! El dit quelque chose ! 

— Par EL ! Hémoée ! Ça suffit !

C'est alors que la voix de Miel résonna :

— Nakirée ? Nakirée ? 

Un grand vertige balaya l’esprit de Nakirée. Les flammes de son halo s’aplatirent sous la peur alors qu’el retombait vers l’atmosphère. El chuta, et après une descente vertigineuse, son esprit retrouva son corps. Nakirée se réveilla, s’agitant dans tous les sens. Miel cria. 

— Ah ! Nakirée ! Mais du clame enfin !

Le chérubin se redressa et émergea de son œuf.

— Ça va ? demanda Miel, alarmé. 

Nakirée observa son compagnon. El voulut hurler. Mais el ne le pouvait. Si Miel apprenait ce qu’Hémoée venait de faire, tout l’amour qu’el portrait pour Nakirée et son fils ne suffirait à retenir sa colère.

— Tout va bien, siffla Nakirée d’une voix étouffée. Faut qu’on y aille.

Galant, Nakirée sourit chaleureusement et mena Miel hors de leur appartement. Sous son calme apparent, son esprit pédala à toute vitesse pour trouver une excuse valable pour s’éclipser. El devait sauver son fils sans que personne ne le repère. Le sommet était tout proche, un détour pourrait être acceptable. Mais comment faire en sorte que Miel ne vienne pas ? Comment faire en sorte qu’el ne lève pas les yeux pour voir la valve entrouverte ? Un des yeux de Nakirée, celui posé au sommet de son crâne repéra cette dernière, nichée à une centaine de mètres au-dessus de lui, au sommet du puits. 

Elle était close.

— Bonsoir Miel, bonsoir Nakirée, salua soudain une voix ferme.

Posté sur la plateforme qui bordait le puits, un grand élohim fit face à Miel et Nakirée. El portrait une longue tunique claire, rehaussée d’une chasuble brodé de fils d’or et d’argent. Son grand halo de métal et ses trois paires d’ailes indiquaient qu’el était une domination.

— Vélinel ? salua Miel, surprit.

La domination Vélinel, Premier Ministre de Sicad en personne, hocha la tête en souriant. Derrière el, quatre puissances en armure entouraient un jeune chérubin. 

— Hémoée ! sourit Miel en le voyant. Ça va mon chou ? 

Nakirée, éberlué, dirigea tous ses regards vers son fils, penaud et ébouriffé.

— Coucou papa…

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