Le HOD Domitia s’éleva dans le cosmos du royaume de Hod, s’éloignant de la galaxie de mercure qu’était Kokab, et du désert ocre qui l’entourait. Il entra dans un univers mauve, bien différent du cosmos de Malkouth, peuplé d’étoiles, de planètes, d’amas stellaires. Ici, les astres étaient tout autres.
Au travers d’une fausse baie vitrée (en réalité un écran), Michaël vit défiler les astres-théorèmes, sortes d’étoiles qui, au lieu d’émettre simplement de la lumière, prenaient des formes géométriques ou des diagrammes en mouvement, démonstrations permanentes des grands principes logiques édictées par EL à l’aube de la Création. Ces astres, tout droits issus de la conscience divine, et faits de sa lumière, naissaient dans des nébuleuses de conjectures, à partir de cristaux d’axiomes. Els formaient chacun des systèmes immenses, s’étendant parfois sur des centaines de millions d’années lumières. Ainsi, Michaël les observait de loin, les yeux nimbés de fascination.
Dans le cosmos de Hod, on trouvait aussi des Lexicanum, des arbres de langages, ceux de chaque créature d’EL ayant existé. Dans leur atmosphère éthérée, les mots et leurs sens, vivaient en arbres évolutifs. Chaque mot était consigné, chaque sens conservé. Ces arbres lumineux s’élevaient dans l’espace-temps, portant en eux la parole multiforme d’EL-même.
Après un voyage de plusieurs jours, le HOD Domitia atteignit le portail du Primogène, nommé en l’honneur de Sandalphon, qui permettait aux élohim et aux âmes de Hod de passer sur la route du Pendu, qui les mèneraient au royaume de Guebourah. La traversée fut mouvementée, comme toujours avec les portails célestes, difficilement maintenus ouverts par d’innombrables ophanim sacrifiés à la tâche. Mais les passagers du Domitia le sentirent à peine, grâce aux systèmes de protection psychiques du vaisseau qui encaissement le choc. Chacun sentit le franchissement, une vague de vertige dans son esprit, sans en souffrir.
Ainsi, le HOD Domitia débarqua sur la route du Pendu. La première chose que Michaël vit furent d’énormes vaisseaux-mondes, grands de plusieurs millions d’années lumières chacun. Els abritaient les élohim des deux chorales qui se partageaient la route : Aguataquam et Dark Ages. Aquataquam était une chorale d’anges du jugement, dont la mission était d’évaluer les âmes en route pour Guebourah. Leurs vaisseaux étaient sombres, métalliques et gothiques.
Les vaisseaux de Dark Ages, la chorale des principautés de la miséricorde, étaient du même style, mais plus théâtraux et lumineux. Leur mission à els, était de préparer les âmes à leur incarnation, sur leur chemin vers Hod.
La route du Pendu était un tunnel d’envergure cosmique, entièrement fait d’ambre chatoyant. En son centre coulait un fleuve bleu, charriant dans un flot bidirectionnel les âmes. Certaines, les défuntes, gérées par Aguataquam étaient en ascension vers Guebourah. D’autres, les à naitre, descendaient vers Hod sous la protection de Dark Ages. Mais les âmes ne restaient pas longtemps dans le fleuve. Anges comme principautés descendaient de leurs vaisseaux-mondes pour aller les capturer, et les pendre.
Oui, attachées aux parois d’ambre de la route du Pendu, les âmes défuntes comme à naitre étaient suspendues. Là, elles restaient immobiles un certain temps.
Michaël ricana en voyant ce spectacle cocasse. El se souvint des explications de Raphaël au sujet de cet étrange rituel. Les anges d’Aguataquam, qui supervisaient les âmes des défunts, observaient leur réaction une fois suspendues. Si les âmes paniquaient ou s’endormaient, on les renvoyait se réincarner. Mais si au contraire elles profitaient de ce moment de suspens pour faire un peu d’introspection, se remettre en question, se découvrir, elles étaient jugées dignes de continuer leur chemin vers EL.
Les principautés de Dark Ages, elles, ne jugeaient pas les âmes, mais se contentaient de leur apprendre l’un des grands principes de l’existence : le suspens. Dans les moment sombres, les âmes, à l’échelle individuelle comme collective, connaissent des périodes de stagnation, d’ignorance ou d’attente de jours meilleurs. Les principautés enseignaient cela aux créatures en devenir, faisant tout pour éveiller leurs consciences.
Moi aussi je suis en attente de jours meilleurs, réalisa Michaël en observant le paysage. Embarqué dans le Domitia, el était en suspens, en attente. Sous le jugement des anges, el aurait à confronter son passé pour progresser. Mais Michaël préférait penser au futur. Tant d’incertitudes le traversait, mais aussi tant d’espoir. L’espoir d’être libre enfin, et utile.
Mais dans l’attente, des démons vinrent hanter Michaël, la peur. Le jeune Fitzarch repensa à son séjour dans le Reflet, sa désincarnation. El revit les anomalies de l’espace-temps, ressentit l’impression d’être observé. Une question le taraudait. Et si Burrhus avait des alliés ? Et s’els étaient à sa poursuite ?
Je suis parano… Non… Si ? Suis-je en sécurité ?
Michaël se doutait que le Domitia était plus sûr que Hod, que Kokab. Raphaël et sa chorale n’avaient pas su le protéger, ça n’allait pas changer. Oui, el avait bien fait de partir. Pourtant, une culpabilité acide rongeait ses entrailles.
Michaël resta des jours durant devant la baie vitrée, alternant entre sommeil et contemplation, prisonnier d’une inévitable introspection, d’une inévitable inquiétude. Suspendu entre un passé douloureux et un futur incertain, bien en mal de trouver du réconfort.
Au bout d’un moment, contemplant le spectacle extérieur, el vit un éloha suspendu, comme les âmes. El semblait en méditation. El était grand, immense même, enflammé de la tête aux pieds. Était-el un séraphin ? Michaël se concentra sur el.
Oh !
C’était Sandalphon ! Michaël le reconnut par son halo. El leva les yeux et vit alors Kokab, le tenant par l’autre bout du fil. La sublime azoha rousse sourit, mais ses yeux bleus étaient emplis de gravité.
☿ — Je sais que tu es là, quelque part, dit Michaël. Je porte ton cœur avec moi.
Le regard de l’azoha s’emplit de défiance. Elle ouvrit la bouche, et l’espace-temps se déchira. Un abysse s’ouvrit, déversant de sa gueule béante des millions de démons enragés.
☿
— Oh le gros bébé el dort bien !
Michaël se réveilla dans un petit sursaut. El se retourna et émit un râle ensommeillé.
— Je t’ai trouvé endormi devant l’écran. Shhh tu fais beaucoup de rêves hein ? ria Nana. Ne t'en fais pas, je t'ai lancé une petite thaumaturgie pour calmer ça. Pour enfin avoir la paix non mais oh !
Michaël continua de dormir, dans un coma cotonneux et vide. El se blottit dans sa capsule-œuf. El sentit la présence de Nana de temps en temps.
Quelques jours après le début du voyage sur la roue du Pendu, le petit prince rouvrit les yeux. Son corps s'agita, assoiffé de mouvement. Alors Michaël, enfin "Mikiël" s'extraya de son œuf, s'étira, et observa les alentours. Nombre de vertus continuaient de regarder la cristalvision. Mais beaucoup d'entre els sortaient de la cabine collective pour aller se balader dans le vaisseau. Avant qu'el ne puisse le repérer, Nana fondit sur Michaël, tout sourire.
— Alors petit prince ! Ça va ? Tu as comaté presque une semaine !
Michaël ouvrit grand les yeux, étonné.
— Pas d'inquiétude ! C'est très bien que tu te reposes, après ton opération là. On n'a que ça à faire durant ce voyage de toute façon.
Michaël s'étira de plus belle. Ses cœurs se serrèrent soudain. Ses souvenirs douloureux lui revinrent. Les mots de Raphaël, "cause perdue". Les pleurs d'Ophélia. Les yeux de Nakirée. Le visage menaçant de Burrhus. La lame. La mort frôlée. Michaël toucha sa poitrine. Son esprit glissa soudain. El pensa à des gâteaux d'ambroisie, à de l'ichor pétillant. Des chants, des jeux, des rires.
— Que dis-tu d'aller se dégourdir les ailes un peu ? dit Nana.
Michaël plongea son regard dans celui de la vertu. Ce dernier avait de toute évidence tissé des thaumaturgies sur el, pour chasser ses peurs, sa douleur, distraire son esprit. Comment avait-el pu faire cela ? Tant d'élohim de haute génération avaient influencé ainsi Michaël récemment. Le jeune prince commença à remettre en cause ce qu'el avait appris. Les élohim de génération plus haute pouvaient-els finalement affecter leurs supérieurs ?
— Oui, très bien, allons-nous balader, accepta Michaël.
Le jeune prince et son compagnon de voyage sortirent dans les rues de la cité du Domitia. Des millions d'élohim circulaient dans tous les sens dans ses longs boulevards aériens. Dans le quartier où résidait Sigma Phi, les bâtiments étaient faits de briques rocailleuses et étaient décorés de tapisseries de soie. Les rues étaient pavées de dalles beiges. Les élohim qui vadrouillaient étaient en majorité des vertus et des puissances. Mais il y avait aussi des séraphins enflammés, qui prêchaient la parole du Porteur de Lumière dans les hauteurs et des principautés, qui chantaient et dansaient dans des costumes folkloriques, colorés, pour répandre beauté et joie. Autour des nids collectifs, souvent installés dans des tours vertigineuses, de nombreux établissements étaient installés, sous des panneaux lumineux. Il y avait des stands de nourriture, des boutiques, des cinémas, des théâtres. L'endroit ressemblait à un centre commercial, donnant quelques mauvais souvenirs à Michaël.
— C'est différent de ce dont tu as l'habitude non ? ricana Nana.
Michaël acquiesça. Les voyages qu'el avait faits, toujours avec Ennead, el les avait passés dans les ryads de Raphaël, sublimes oasis, palais ensoleillés. Là, el avait eu ses appartements privés. El avait bénéficié de l'aide de nombreux serviteurs, profité de la compagnie des plus belles azohim et admiré les artistes les plus en vogue. Bien sûr, contrairement à la plupart de ses collègues, Michaël avait préféré passer son temps à travailler, dans les salles de commandement. Mais la beauté, le confort procuré aux nobl'ailes lui sautait maintenant aux yeux, comparé à ce qu'el voyait là.
— Je suppose que tout cela est décent, répondit finalement Michaël. Mais la différence est frappante par rapport à ce que je connais. Les archanges-bâtisseurs de ce vaisseau en ont fait une belle cité certes. Mais les nobl'ailes… Les nobl'ailes sont dans un autre univers…
— Oh, c'est quand même joli ici, dit Nana. Mais rien de digne d'un archange-prince, c'est-certain.
Michaël observa les stands de nourriture et de boissons, attiré par les couleurs vives de leurs produits. Voyant sa curiosité, Nana l'emmena à l'un d'eux. Michaël commanda une grosse sucette rose et un thé aux bulles. Les deux étaient incroyablement sucrés.
— Bla, fit Michaël, où est la saveur là-dedans ? Je ne sens que le sucre.
Nana haussa des épaules, gobant sa propre sucette d'une manière indécente. Amusé de voir un nobl'aile parmi le peupl'aile, la vertu emmena le petit prince dans des jardins colorés, des salons populaires scintillants. Dans les premiers, des puissances faisaient des matches de balles volantes, dans les seconds, les vertus organisaient de grands jeux de société. Les principautés performaient dans tous les lieux, mais ceux qui voulaient profiter davantage de leurs arts se rendaient dans les théâtres et cinémas. En visitant tout cela, Michaël resta blasé, un peu absent.
— Ça va ? finit par demander Nana. T'es pas très animé.
— C'est sûrement à cause, ou grâce aux thaumaturgies que t'as tissées sur moi. Sans ça je serai anxieux, je pense.
— Ton confort est ma priorité. Non, pas vraiment… Mais j'essaye, j'essaye !
Michaël garda les yeux baissés.
— Au fond t'es bouleversé, c'est-certain, dit Nana. T'as vécu tant de choses graves en peu de temps. Quand tu seras à Guebourah, nous prendrons soin de te faire digérer tout cela.
— Ah, c'est...gentil, dit Michaël, les yeux dans le vague.
— Tu as des interrogations, dit Nana en se penchant sur le petit prince. Je le sens. Vas-y, tu peux me poser tout plein de questions.
— D'où viennent les thaumaturgies que vous jetez sur moi ?
Nana leva un sourcil circonspect.
— Els ne peuvent pas venir de vous tous là, continua Michaël. Burrhus, Vilanel, les médecins et toi.
— Burrhus ? Il ne fait pas partie de notre équipe, rétorqua Nana.
— Oui mais, comme lui, vous m'avez balancé des thaumaturgies qui m'ont affecté. Et si elles m'ont affecté, ça signifie qu'elles ont été tissées par un éloha de deuxième génération.
— Et alors ? fit Nana, toujours amusé. Il n'est pas difficile de se procurer des thaumaturgies aussi puissantes lorsqu'on en a besoin. Elles se vendent, s'achètent, circulent sur le marché, entre les nobl'ailes. Je suis étonné que tu ne le saches pas.
— Il faut croire que Raphaël ne m'a pas tout enseigné, soupira Michaël.
— Qu'est-ce qui te gêne dans tout ça ? Tu n'as pas l'habitude d'être sous influence c'est ça ?
— J'ai toujours été intouchable, dit Michaël. Les HodArch et Brenna étaient les seuls que je redoutais. Maintenant… je suis emporté dans tous les sens, je perds le contrôle de moi-même tout le temps. Je suis dans une sorte de cauchemar sans fin.
— Oohhh Miki... Ne t'en fais pas. Ça va aller. Nous allons prendre soin de toi.
Michaël frissonna. Le ton attendrit de Nana ne lui plaisait pas. El lui parlait comme à un enfant bêta, manipulable. Reprends-toi, s'ordonna Michaël. Tu ne peux pas t'exposer comme ça, montrer toutes tes peurs.
— Parlez-moi de votre chorale, demanda Michaël en reprenant un ton assuré. Géhenna c’est ça ?
— Oh, oui, c’est ça, sourit Nana. Nous sommes une agence diplomatique, tout simplement.
— Tout simplement ? Vos méthodes sont… particulières… Qui servez-vous exactement ?
— En ce moment, nous participons à l’effort de guerre, pour la Milice de Madim par exemple.
— Celle sous le command’aile Sparda ?
— Exactement, sourit Nana. Sparda est une puissance de 7ème génération. El a servi dans de nombreux commandos à l'époque de la Seconde Brisure ! Tu te rends compte ?
Michaël resta silencieux quelques instants. Même à la cour de Hod, el n'avait rencontré que très peu de vétérans de la Seconde Brisure.
— Sparda est un vrai monstre d'EL, ria Nana. El fait trois mètres de haut et trois de large ! Son visage est tout buriné. On dirait qu'une moissonneuse lui est passée dessus, m'enfin, c'est le résultat de ses rencontres avec les démons ! Pauvres démons ! Haha ! Oh oui ce command’aile est un vrai baroudeur, pas un nobl'aile déconnecté. El en a vécu des choses ! Des combats, des massacres. El a survécu à des missions suicidaires ! C'est pour son expérience qu'el a été promu au commandement de la Milice de la Madim, la capitale de Guebourah…
Michaël haussa des sourcils. Sparda devait être en effet un sacré caractère, suffisamment fou pour voler un Fitzarch au nez et à la barbe du Grand Architecte lui-même. Sur quel genre de taré suis-je tombé moi…
— Donc Sparda commande la Milice de la capitale de Guebourah... C'est davantage une chorale policière non ? fit Michaël, pour qui épauler de simples agents de la paix n'était pas du tout intéressant.
— Oh non, c'est une vraie chorale militaire ! dit Nana. Vois-tu, le front de l'Abysse a progressé jusqu'aux portes de Madim ces derniers siècles. Donc la Milice fait des sorties quotidiennes pour les repousser. Tu seras vraiment sur le front !
Michaël hocha la tête. El affirma à Nana que c'était bien ce genre de missions qui l'intéressait. La vertu, ravi, se mit encore à glousser. El prit Michaël par le bras pour continuer leur balade. Els passèrent devant un grand édifice surmonté d’un caducée, une chapelle de vertus. Michaël et Nana entrèrent. Dans un grand hall de marbre blanc, des centaines de vertus se rangeaient deux par deux pour entrer dans des amphithéâtres et des salles de classe. Les professeurs, grandes vertus de génération plus basse que la moyenne, s’installaient sur leurs estrades.
— Eh, râla Nana en voyant Michaël contempler cela. Tu veux vraiment revenir à l’école ?
— J’adore apprendre.
Nana lança un regard amusé à Michaël. Mais ce dernier avait les yeux rivés sur un panneau, au-dessus de l’entrée du plus grand amphithéâtre de la chapelle.
Conférence
Stratégies de jugulassions sur le Pilier du Jugement, bilan et perspectives
par Zinebiel Volantis
— Zinebiel ? fit Michaël. C'est le capitaine du vaisseau non ?
— Oui !
— Une domination capitaine… D'habitude, c'est plutôt des archanges puissantiques les capitaines.
— Mmh, oui c'est vrai. M'enfin cette domination se dit "capitaine" mais el passe quand même son temps à faire des conférences. Ce n'est qu'un nobl'aile parachuté selon la rumeur.
Michaël, pour la première fois depuis longtemps, sourit. El entra joyeusement dans le grand amphithéâtre.
— Hé ho ! Halte-là petit prince. Où vas-tu ?
Michaël s'arrêta et fit de grands yeux innocents.
— Cette conférence a l'air intéressante, je veux y aller.
Nana secoua la tête, désapprobateur. Michaël insista :
— Promis je ne ferai qu'écouter. Je ne me ferai pas remarquer du tout. Je me mettrai au fond de la salle et tout.
— Non, répondit Nana, catégorique. Zinebiel est une domination de 6ème génération. Je ne veux pas que son regard croise le tiens. El pourrait y voir quelque chose. Tu sais bien comment sont les dominations mmh ?
Quoi "comment sont les dominations" pesta intérieurement Michaël. Les dominations étaient certes des voyants mais els n'avaient pas la clairvoyance des ophanim. Els n'avaient aucun moyen de percer un déguisement. Une frustration monta dans les cœurs de Michaël. El soupira.
— Et ne pense pas pouvoir y participer via le réseau EL, continua Nana. Là aussi el pourrait te voir.
— Uh ! pesta Michaël.
— Rentrons au nid. T'as encore besoin de repos mmh ?
Michaël posa une main sur sa poitrine, les cœurs battants. El se laissa raccompagner dans le nid 666. À cette heure, la plupart des élohim étaient de sortie. Restaient ceux qui avaient un peu trop fait la fête et qui récupéraient dans leurs œufs. Restaient aussi ceux qui venaient de se réveiller de ce genre de coma et émergeaient en regardant la cristalvision.
Boudeur, Michaël s'accroupit dans un coin et commença à regarder la cristalvision. Nana fit de même, commentant tout ce qu'el voyait. El attira l'attention de vertus adjacentes, excitant leurs esprits. Bientôt les pipelettes commencèrent à sévir devant une émission qui mettait en compétition plusieurs archanges bâtisseurs, pour choisir lequel concevrait le plus beau domaine. Michaël soupira, désintéressé. Au bout de quelques minutes, son esprit se mit à vagabonder dans le réseau. En direction des galeries, Michaël vit un petit amas de lumières, sous un panneau virtuel.
Conférence
Stratégies de jugulassions sur le Pilier du Jugement, bilan et perspectives
par Zinebiel Volantis
Accessible à tous les passagers salle Central 3 ou via le réseau EL.
Michaël jeta un œil à Nana, quelques mètres à sa gauche. El semblait très bien s'entendre avec les autres vertus de Sigma Phi, leur fournissant mille anecdotes sur les archanges bâtisseurs de Tiphéreth. Tout son corps s’animait alors qu’el en parlait, dévoilant une passion réelle pour le sujet. Cela intrigua Michaël, mais l’occasion était trop bonne pour échapper à la vigilance de son accompagnateur. Michaël se plongea dans le réseau, se connecta à la conférence. Son petit halo de vertu peupl’aile entra dans la salle et s’installa au niveau des balcons, avec beaucoup d’autres élohim. La moitié d’entre eux étaient des vertus, et l’autre moitié des puissances, tous de hautes générations. Cela étonna un peu Michaël, qui se souvenait des conférences auxquelles el avait assisté à Hod avec Ennead, réunissant des milliers de nobl’ailes au centre, et les peupl’aile au loin. Ici il n’y avait que des peupl’ailes, sauf bien sûr l’hôte.
Zinebiel Volantis, domination de huitième génération, fit son entrée sur scène comme un professeur entrant dans une salle de classe. El avança bien vite vers le fauteuil installé au centre de la scène, s’assit et posa ses trois paires d’ailes sur le support du dossier. Le regard baissé, el ignora les applaudissements du public. Son halo d’or retenait sa lumière. El était concentré sur le réseau EL. Pourquoi ne saluait-el pas plutôt son audience ? Michaël se fit encore plus petit, mais continua s’observer Zinebiel. La domination avait la peau noire et ses cheveux bruns étaient longs et raides. El portrait une robe vert sombre brodée d’or, des boucles d’oreilles et des colliers très bien assortis à son halo. Quand el leva enfin les yeux, Michaël admira ses iris verts, cerclés d’or et n’arriva plus à s’en détacher. La domination salua enfin son public d’un petit sourire, et l’âme de Michaël se remplit d’émerveillement. Zinebiel n’était qu’une domination, mais el avait l’aura d’un archange.
— Eh bien, je ne pensais pas que vous seriez aussi nombreux aujourd’hui, sourit Zinebiel. Vous êtes tous venus m’entendre parler du pilier du Jugement mmh ?
L’audience acquiesça poliment. Dans le réseau comme dans la salle, les élohim étaient silencieux, concentrés. La présentation commença par la définition du sujet.
— Le pilier du Jugement est l’un des trois piliers de la Création, avec le Pilier de l'Équilibre et celui de la Miséricorde. Ces grands piliers furent construits après la Première Brisure il y a environ 12 000 cycles, lorsque le corps d’EL, l’Adam Kadmon a cédé face à… à ce qui pourrait être qualifié d’un excès de lumière venu d’Ein Sof, depuis le sommet de la Création.
Les élohim dans le public échangèrent quelques chuchotements. La cause de la Première Brisure était encore débattue aujourd’hui. Mais Zinebiel mentionna simplement la version officielle.
— L’Adam Kadmon était donc le corps d’EL. Mais sa fonction était bien plus importante que celle d’une simple incarnation physique de notre Créateur. Non. Le corps d’EL était en réalité le corps de la Création elle-même. Il portait littéralement chaque royaume des Cieux, qui en retour le servaient comme nos corps nous servent nous, les élohim.
Michaël avait déjà entendu cette explication dans sa jeunesse. El voulu observer son propre corps, mais dans le réseau EL, el n’en avait pas. Seul son halo y brillait. Michaël tourna son attention vers la réalité physique quelques secondes, dans la cabine 666. Nana papotait toujours avec les autres. El ne semblait pas se douter de ce que faisait Michaël de son côté.
— C’est bien connu, poursuivait Zinebiel. Kether était la couronne d’Adam Kadmon. Binah et Chokmah étaient ses ailes, Guebourah et Hessed ses bras, Tiphéreth son cœur, Yesod son… fondement. Là où se trouvent nos organes reproducteurs. Hod et Netzach étaient ses jambes et finalement Malkouth, ses pieds. La lumière d’Ein Sof descendait du sommet et coulait dans le corps d’Adam Kadmon pour alimenter ses organes, comme le sang alimente les nôtres.
Michaël pensa immédiatement au Sang d’Adam que Vilanel avait introduit dans ses veines. El le sentait encore picoter dans ses membres. La jeune vertu ne comprenait pas la nature de ce liquide rouge et visqueux si désagréable. Était-el lié à Adam Kadmon ? Ou son nom n’était-il qu’une simple parodie ?
— Avec ce corps, EL allait pouvoir agir dans sa Création. Mais EL n’en a pas eu le temps… EL s’est brisé, ses royaumes-organes avec. Bref. Lorsque tout ce corps, l’Adam Kadmon, a été détruit, il a bien fallu le reconstruire sans quoi tous les royaumes de la Création allaient disparaître. Les primordieux, avec l’aide des élohim qu’els ont engendré, ont donc construit les Piliers de la Création. Ces piliers ont stabilisé la structure de cette dernière, ce qui a permis aux élohim de reconstruire les royaumes. Le Pilier du Jugement, qui nous intéresse aujourd’hui, soutient donc les royaumes de Binah, Guebourah et Hod. Sa base inférieure est posée sur Malkouth et sa base supérieure sur Kether. Nous tous, passagers du Domitia, nous situons actuellement dans le segment du pilier situé entre Hod et Guebourah. Ce segment est appelé la route du Pendu. Connaissez-vous l’origine de ce nom étonnant ?
Des milliers d’élohim levèrent la main ou firent briller leurs halos. Michaël se retint de faire de même, se rappelant qu’el ne devait pas se faire remarquer.
— La route du Pendu est appelée ainsi en honneur de Sandalphon el-même, expliqua finalement Zinebiel. Lors de la Seconde Brisure, ce dernier s’est suspendu par le pied depuis Guebourah pour descendre en rappel le long du pilier. Sa structure avait été grandement endommagée par l’absence des trônes, qui ont tous disparu mystérieusement lors de la mort de leur primordieu, l’Eveil’artisan. Ces derniers disparus, il a fallu protéger cette section du pilier bien sûr. Mais, la zone était encore très difficile d’accès suite aux innombrables débris qui orbitaient tout autour. Les réparateurs sont donc descendus depuis Guebourah en s’accrochant au filet tissé par Sandalphon, qui portait aussi les thaumaturgies anciennes que Sanguinius avait deviné des milliers de cycles plus tôt pour faire tenir le pilier lors des premiers cycles. Drôle d’histoire n’est-ce pas ? Mais grâce à cet exploit, le pilier a pu être réparé.
Michaël secoua la tête, soufflé. El connaissait bien sûr cette histoire, mais rien qu’à l’écouter de nouveau, el était épaté. Sandalphon était vraiment un éloha extraordinaire, par son génie et sa dévotion. Un exemple bien meilleur que ce lâche de Raphaël. Malheureusement, Sandalphon n’était plus parmi les élohim. Gravement blessé lors de sa Croisade de l’an 10000, el reposait depuis dans un œuf régénératif à Éden, capitale de Malkouth. De nombreuses prophéties prédisaient qu’el reviendrait aux heures les plus sombres.
— Maintenant que nous avons fait un rappel historique sur l’origine du Pilier du Jugement, une autre question se pose. Quelle est sa nature ? De quoi est-il fait ? Comment peut-il soutenir les royaumes ?
Zinebiel se tourna vers le fond de la scène. Son halo d’or brilla et soudain, sur un écran géant derrière el, une image apparut. Celle d’un ciel mauve traversé par un cylindre massif et noir, qui occupait les trois quarts de la vue. Les élohim poussèrent des soupirs fascinés.
— Voici une vue du Pilier capturé en direct par des ophanim, sourit fièrement Zinebiel. Il a un diamètre vraiment très très grand.
— Quelle taille exactement ? demanda un membre du public.
— Eh bien, soupira Zinebiel. Je crains que toute unité de mesure créée par les chérubins soit bien en dessous de ce qu’il faudrait pour décrire la largeur du pilier. Ce dernier est en dehors de nos royaumes, en dehors de nos univers. Les piliers sont des structures incommensurables qui soutiennent la Création toute entière. Et ils sont l’œuvre des trônes, les précurseurs des ophanim. N’est-ce pas extraordinaire ?
Le public acquiesça. Michaël observa le pilier, comme el l’avait fait de nombreuses fois à bord du Mercuria, lors des trajets entre Hod et Malkouth. Sa surface noire était striée de nuages sombres. El se mouvait, parcourue d’un ensemble de rubans éthérés. Comment les élohim, ces idiots et fous de petits élohim, avaient-els pu construire une telle chose ?
— Les piliers sont faits de thaumaturgies principalement tissées, autour d’une base de cristal. Alors, c’est-certain que les thaumaturgies antiques utilisées là n’ont pas grand-chose à voir avec celles que nous utilisons pour les soins, le maquillage ou même les sciences des chérubins. Mais leur base reste la même. Laquelle selon vous ?
Les élohim échangèrent des regards intrigués. Els n’étaient pas sûrs de la bonne réponse.
— Allons, ria Zinebiel. Avez-vous oublié les enseignements fondamentaux ?
Une vague de picotements monta dans les mains de Michaël, puis dans sa bouche. Sans qu’el ne le réalise, sa voix résonna dans l’univers.
— La thaumaturgie est la soumission de la Création par la lumière d’EL. Toutes les thaumaturgies ont comme point commun d’altérer la Création selon notre volonté. Que ce soit pour soigner, embellir ou construire, nous tissons sur les fils de l’espace-temps pour les changer. Par là nous créons. Nous perpétuons la volonté d’EL, sa lumière…
La voix de Michaël s’étiola alors qu’el se rendait compte de ce qu’el venait de faire. Atterré, el compressa son halo pour le faire le plus petit possible. Un silence assourdissant résonnait maintenant. Zinebiel, le regard un peu stupéfait, fit un sourire crispé. Son regard s’effaça, mais lutta pour rester dans le présent. Oh par EL. El va lire entre les étoiles et me découvrir, s’inquiéta Michaël. Mais Zinebiel battit des paupières et retrouva ses moyens.
— C’est exactement ça, sourit-el. La thaumaturgie est l’art l’altérer la Création. Dans le cas des piliers, les élohim, principalement des chérubins, ont altéré l’espace des cieux pour en faire une structure très solide. Je n’irai pas dans les détails techniques, qui sont d’une complexité folle…mais, voici donc la nature des piliers. Bravo Michaël.
Une douche froide s’abattit sur la jeune vertu. El se retira du réseau et tomba à la renverse contre le sol de la cabine collective. El cacha son expression de panique pure. El n’a entendu que ma voix ?! Comment a-t-el pu me découvrir ?! La thaumaturgie de Vilanel était-el si faillible ? Michaël se redressa en faisant tout pour ne pas alarmer Nana. El se posa contre un coussin, feignant l’ensommeillement. Une vague de frustration le parcouru. Non seulement on l’avait découvert, mais el ratait en plus le reste de la conférence. En savoir plus sur les stratégies militaires le long du pilier lui aurait été utile pour sa future mission à Guebourah. J’ai encore tout gâché, hein ? Que va-t-il se passer ?
Qu’allait-il se passer ? Cette question tournoya douloureusement dans l’esprit de Michaël des heures durant. Sa mine accablée finit par inquiéter Nana.
— Que t’arrive-t-il petite vertu ? Tu es malade ?
— Je m’ennuie, râla Michaël, dans un élan de sincérité.
— Tu veux sortir…
Un brouhaha interrompit Nana. La porte d’entrée de la cabine collective s’était ouverte dans un fracas pour laisser entrer une dizaine de puissances en armure. Elles arboraient des draperies brunes, communes aux élohim servant le Domitia et ses passagers. Michaël se figea, le visage de Nana s’emplit d’horreur.
— Mikiël de Kokab ! appelèrent les puissances. Qu’on nous livre Mikiël de Kokab.
Tous les passagers se tournèrent vers Michaël, ne lui laissant même pas le temps de mimer l’innocence. La paralysie de la peur et le coup de fouet donné par l'adrénaline tendirent tout son corps. El se leva, raide comme un piquet et sous les yeux encore horrifiés de Nana, fut emporté par les soldats du Domitia.